L’aube commence à poindre. J’ai passé la nuit sur le balcon à observer la ville et à essayer de ne pas fumer. J’ai échoué. Trop de tensions cette nuit. J’espère qu’il me pardonnera.
Nous avons de la chance : notre appartement est petit mais situé à Montmartre et la vue y est imparable. C’est un septième sans ascenseur, mais avoir Paris qui déploie toute sa beauté sous nos yeux vaut bien ça. D’est en ouest, mon regard parcourt la bibliothèque François Mitterrand, Notre-Dame, la Tour Montparnasse, la Tour Eiffel et l’Arc de Triomphe.
Il peut donc encore exister une aube de samedi 14 après ce vendredi 13. Pourtant, cette fois, c’était vraiment la fin du monde.
Lui, il est parti hier soir. Pour un concert, ou pour de bon, je ne sais pas exactement. Non, en fait je pense qu’il allait revenir ce soir mais pour faire ses valises. Nous sommes sur la fin. Trop peu à partager, trop à se reprocher, pas assez d’amour l’un pour l’autre et pas assez d’argent. Or, pour s’aimer, il vaut mieux avoir assez d’argent pour tenir jusqu’à la fin du mois sans le stress qu’on va forcément lâcher sur l’autre. On s’était installés ensemble pour réduire les frais plus que pour l’immense bonheur d’échanger la mauvaise humeur du matin avant le café. Nous étions déjà lassés, blasés, convaincus qu’on se ferait du mal en restant un couple.
Moi ça va. Peindre pour les touristes, ça rapporte pas mal, et ils préfèrent souvent se faire tirer le portrait par une jeune fille plutôt qu’un vieux barbu, même s’il ressemble à Victor Hugo et que la jeune fille affiche tatouages et piercings. Lui, il galère plus que moi, il ne veut vivre que de musique, et tout le monde sait qu’il vaut mieux essayer d’aller vivre sur Mars, on a plus de chances d’y arriver.
Hier soir, il allait à un concert. Du heavy metal, tout ce que je déteste. Il avait râlé parce que je ne voulais pas l’accompagner. Même si ce n’est pas du tout mon style de musique, il trouvait que je pouvais faire un effort pour m’intéresser à ses passions. C’est fatigant, ce genre de discussion. Et inutile. Je me sentais particulièrement crevée ces dernières semaines. J’avais soupiré, il s’était vexé. Sans penser que moi j’avais travaillé sur la butte tous les jours malgré le froid, sans répit, parce que son mois à lui n’avait pas ramené grand-chose sur la table. Bref, vraiment, c’est mieux d’avoir de l’argent quand on veut s’aimer.
Il était parti bougon, ne m’avait même pas dit où avait lieu le concert. Je suis restée collée au canapé à faire des croquis relaxants en grignotant des chips et en me disant que, putain, je ferais mieux de manger plus sain. J’écoutais le quatuor à cordes de Beethoven. J’étais bien, détendue. Je somnolais quand on a frappé à la porte. C’était la voisine.
— T’as entendu ?
— Quoi ?
— Putain mais tu vis sur quelle planète en fait ?
— …
— T’as pas vu les nouvelles ?
Et plein de mots horribles se sont déversés sur mon esprit embrumé. Tueries, restez chez vous, terroristes, ils sont partout, massacre, Bataclan, terrasses, des dizaines de morts, concert, toutes les ambulances de Paris, urgences débordées, Eagles of Death Metal,…
— Quoi ?
— Le groupe qui était sur scène. Ils ont été évacués mais la tuerie continue à l’intérieur du Bataclan et…
J’ai perdu l’équilibre, j’ai senti mes entrailles se serrer, j’ai mis ma main sur mon ventre et ma vision s’est troublée. Elle est rentrée, m’a aidée à m’asseoir et m’a tendu un verre d’eau.
— Il est dedans. Ben, il est dedans. C’est ce groupe-là qu’il allait voir.
— Nom de Dieu ! Mais… tu sais, il y en a aussi beaucoup qui ont réussi à s’échapper ! Bordel, bordel de merde… Appelle-le !
J’obéis. Ça sonne, je tombe sur son répondeur. Je laisse un message. Je rappelle. Je rappelle. Je rappelle. Rien. Elle panique. Moi aussi, je crois.
— Il y a sûrement beaucoup de téléphones qui se sont perdus dans la cohue, ça ne veut rien dire. Putain, tu t’inquiètes pas, ok ? Pas encore, c’est pas la peine. T’inquiète pas !
On a allumé la télé, évidemment. Ils disaient restez confinés, surtout, surtout restez confinés là où vous êtes. On ne sait pas où ni combien ils sont. Des gyrophares défilaient sur l’écran. Beaucoup de gyrophares. Quand malgré le froid on a ouvert la porte-fenêtre du balcon, on a entendu les sirènes. Et on n’entendait rien d’autre.
J’ai dit à la voisine que ça irait, qu’elle pouvait y aller. Elle m’a demandé si j’étais sûre et je lui ai répondu que je voulais être seule. Je n’avais pas envie qu’elle me prenne la tête. Encore moins de lui dire ce que je ne voulais pas encore dire.
À la télé, ils disaient que malgré l’exhortation au confinement, les proches écumaient les hôpitaux pour retrouver leurs victimes, allant de service d’urgence en service d’urgence, une angoisse immonde les dévorant un peu plus à chaque étape. Il n’y avait plus que la peur qui courait dans les rues de la ville. Dès qu’un cadavre ou un blessé était identifié, on appelait le contact indiqué « prioritaire » sur le smartphone de la victime. Pour Ben, c’était encore moi, son « contact prioritaire ». Ce soir, tout Paris était suspendu à son téléphone. Tout le monde connaissait quelqu’un qui, peut-être…
J’ai laissé la télé déblatérer son flot d’horreurs pour éviter le vide du silence qui m’aurait fait céder à la terreur. J’ai encore essayé d’appeler Ben. Compulsivement. Ça ne servait à rien. Alors j’ai mis ma doudoune et je me suis postée sur le balcon, téléphone en main, télé suffisamment fort pour l’entendre de là. Je regardais ma ville bien aimée se laisser martyriser par une bande de barbares assoiffés de sang. J’attendais des nouvelles. Je ruminais, putain Ben, quitte-moi si tu veux, engueule-moi si tu veux, je m’en fous, mais vis ! Bordel, vis ! Et puis au moins préviens-moi, merde, il y a bien quelqu’un qui peut te prêter un téléphone pour m’appeler, me rassurer !
Mais ça ne sonnait pas. Et chaque heure qui passait était aussi cruciale que cruelle. S’il était mort et qu’on trouvait son smartphone sur lui, on m’appellerait. S’il était blessé mais en état de parler, il aurait demandé qu’on me prévienne. Alors, quoi ? Il était soit dans les blessés soit dans les morts non identifiables. Soit tapi au fond d’une cour, d’une cave, terré, attendant que ça passe mais en un seul morceau. Soit en mille morceaux.
Ah ! Le cerveau ne s’arrête jamais ! J’ai repris mon paquet de chips pour ne pas fumer. On n’était déjà plus vendredi 13 mais les sirènes et les gyrophares poursuivaient leur bal lugubre dans Paname. J’ai allumé une clope. Merde. Ça fait du bien quand même. Mais putain je ferais mieux d’avaler des trucs plus sains que du tabac et de la graisse de friture.
Paris était toujours aussi fière de s’exhiber sous mes yeux, et pourtant j’avais l’impression d’un champ de ruines. Qu’est-ce qu’ils ont fait, bordel de merde, qu’est-ce qu’ils ont fait ! Paris c’est nous tous, Paris c’est une communauté de gros villages qui se maquille de prestige pour les touristes, mais on ira toujours chercher notre baguette chez le boulanger du coin et acheter produits du terroir chez Monop’ et chez Franprix comme si on allait au marché local. Comme dans les villages. Paris c’est le café ou le pastis ou le vin en terrasse, Paris c’est la convivialité, de Belleville à la porte de Clichy, de Montparnasse au Zénith, de la place Monge à Passy, Paris c’est notre village et ils nous l’ont saccagé ! Comme ça, en une nuit, des sauvages sans âme l’ont anéantie. Rien ne sera plus jamais comme avant. Bordel, bordel, bordel, pourquoi cette haine si féroce ? Pourquoi faire un charnier de la Ville Lumière ? Pourquoi massacrer des Parisiens innocents ?
Plus rien ne faisait sens. J’ai pleuré, à un moment. J’ai eu froid, je suis rentrée. Il n’y avait plus de chips. Je ne savais plus combien de cigarettes j’avais fumées mais je m’en suis encore voulu. Je n’arrivais pas à éteindre cette télé, comme si j’attendais qu’elle me dise, ne t’en fais pas, Ben est vivant. Blessé mais vivant. Handicapé mais vivant. Ou plutôt : parti avec une autre mais vivant. Sous le choc mais vivant. Vivant, putain ! Vivant !
Désemparée, je suis retournée sur le balcon. Et c’est là que j’ai vu l’aube poindre. Comme si c’était possible que le soleil revienne, que la Terre continue à tourner pareil, après la nuit qui a tué Paris.
J’imagine qu’il est autour de huit heures. Mon téléphone n’a pas sonné. Je sais que c’est très mauvais signe. Je le connais, Ben, il était sûrement dans la fosse, le plus près possible du premier rang, toujours à lancer des pogos. Sûrement avec plus d’une bière dans le nez. C’est la fosse qui a pris le plus cher, ils l’ont dit. Mais je désespère toujours d’entendre le bruit des clés, de le voir rentrer. Est-il indemne ? Est-il blessé ? Est-il mort ? Et dire que je ne l’avais pas encore mis au courant !
Oui, j’espère que le petit être qui pousse à l’intérieur de moi me pardonnera les clopes et les chips. La dernière fois qu’on a fait l’amour avec Ben, on n’a pas été prudents. C’était il y a un peu plus d’un mois. Depuis, rien, puisqu’on n’a plus fait que s’éloigner l’un de l’autre. Il a choisi un drôle de moment pour commencer sa route, ce petit.
J’avais pensé à avorter, bien sûr. Pourquoi garder le bébé d’un homme qu’on n’aime pas assez et qu’on veut quitter ? Mais je n’en ai pas eu le courage. Je le voulais, ce bébé.
Je n’avais pas encore trouvé les bons mots pour en parler à Ben. J’avais peur qu’il veuille rester pour ça et qu’on soit malheureux ensemble. Je veux aimer vraiment, moi. Et être aimée. Donc, non, pas lui.
Et me voilà, seule à mon balcon face à Paname qui s’éveille meurtrie, martyrisée, groggy, avec sans doute un mini-orphelin au fond du bide. Et ça, vous y avez pensé, bande de truands idiots ? Qu’il ne le savait même pas quand vous l’avez peut-être assassiné ?
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